26

 

Wan Chai est la partie de Hong Kong qui ne dort jamais. L'endroit où tout peut arriver et tout peut être acheté pourvu qu'on y mette le prix. Tout, absolument tout. Bosch savait que s'il voulait un viseur laser pour l'arme qu'ils allaient se procurer, il pourrait le trouver. Et s'il voulait un tireur pour parachever l'affaire, il pourrait probablement l'avoir. Et cela n'incluait même pas, tant s'en fallait, les marchandises genre drogues et femmes qu'il aurait à sa disposition dans les bars à effeuilleuses et autres clubs de musique de Lockhart Road.

Il était huit heures et demie du matin et le jour était levé lorsqu'ils descendirent lentement cette artère. Nombre de clubs travaillaient encore, les volets fermés pour bloquer la lumière, mais les enseignes au néon brillant toujours autant dans l'air enfumé. La rue était à la fois humide et torride par endroits. Des néons aux reflets brisés y jetaient des éclairs et scintillaient dans les pare-brise des taxis garés devant les clubs.

Des videurs montaient la garde, des rabatteuses assises sur des tabourets aguichant aussi bien le piéton que l'automobiliste. Des hommes en costumes froissés, leurs pas alourdis par une nuit d'alcool, avançaient lentement sur les trottoirs. Garées en double file devant les rangées de taxis rouges, quelques Rolls-Royce et Mercedes, moteur au point mort, attendaient que l'argent tarisse à l'intérieur et qu'enfin s'amorce le retour à la maison.

Devant tous ces établissements ou presque on avait disposé une boîte à cendres où brûler les offrandes destinées aux fantômes affamés. Bosch vit une femme en robe de soie avec un dragon rouge dans le dos debout devant un club qui s'appelait le Dragon rouge. Elle déversait ce qui ressemblait bien à de vrais dollars de Hong Kong dans les flammes qui montaient du récipient posé devant son club. Bosch songea qu'elle couvrait ses arrières avec les fantômes. Elle ne faisait pas semblant.

Malgré les vitres qu'ils avaient remontées, l'odeur des feux et de la fumée mélangée aux relents des aliments frits dans la graisse entra dans la voiture. Puis une autre, forte et qu'il ne put identifier- il aurait presque dit celle que de temps en temps il sentait dans les bureaux du coroner -, le frappa si violemment qu'il se mit à respirer par la bouche. Eleanor abaissa son pare-soleil pour le regarder dans le miroir de courtoisie.

- Guilinggao, dit-elle. - Quoi?

- Gelée de tortue. Ils la préparent le matin. Ils vendent ça dans les boutiques de médicaments.

- C'est fort.

- Jolie façon de dire les choses. Tu trouves que l'odeur est forte ? Un jour tu devrais goûter. C'est censé tout soigner.

- Je vais passer.

Deux rues plus loin, les clubs se faisaient plus petits et plus louches vus de l'extérieur. Les enseignes au néon étaient plus tapageuses, des affiches lumineuses montrant les belles femmes qui censément attendaient à l'intérieur. Sun se gara en double file près du premier taxi en attente après le croisement. Trois coins du carrefour étaient occupés par des clubs. Le quatrième abritait une boutique de nouilles déjà ouverte et assaillie de clients.

Sun détacha sa ceinture de sécurité et ouvrit sa portière. Bosch l'imita.

- Harry, dit Eleanor.

Sun se retourna pour le regarder.

- Vous n'y allez pas, lança-t-il.

Bosch le regarda.

- Vous êtes sûr ? J'ai de l'argent.

- Pas d'argent. Vous attendez ici.

Il descendit de la voiture et referma la portière. Bosch referma la sienne et resta à l'intérieur.

- Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il.

- Sun Yee a fait appel à un ami pour l'arme. La transaction n'implique pas d'échange d'argent.

- Et elle implique quoi ?

- Un échange de services.

- Sun Yee est-il membre d'une triade ?

- Non. Il n'aurait jamais pu avoir son boulot au casino. Et je ne serais pas avec lui.

Bosch n'était pas très sûr que tout boulot au casino soit interdit à un membre des triades. Parfois la meilleure façon de connaître son ennemi est de l'embaucher.

- L'a-t-il été ?

- Je ne sais pas. J'en doute. Les triades ne vous laissent pas partir.

- Mais ce flingue, c'est bien un type des triades qui va le lui passer, non ?

- Ça non plus, je ne sais pas. Écoute, Harry, on va te procurer l'arme que tu disais vouloir. Je ne pensais pas que ça donnerait lieu à toutes ces questions. Tu la veux ou non ?

- Bien sûr que je la veux.

- Alors nous, on va faire ce qu'il faut pour l'avoir. Et j'ajoute que Sun Yee y joue son boulot et sa liberté. Les lois sur le port d'arme sont extrêmement strictes ici.

- Je comprends. J'arrête les questions. Je veux juste vous remercier de m'aider.

Dans le silence qui suivit, Bosch entendit de la musique étouffée mais qui puisait fort. Elle montait d'un des clubs aux volets fermés ou alors des trois ensemble. Dans le pare-brise il vit Sun s'approcher de trois types en costume debout devant un club juste en face du croisement. Comme dans la plupart des établissements de Wan Chai, le panneau posé devant était écrit en chinois et en anglais. Celui-là s'appelait la Porte jaune. Sun s'entretint brièvement avec les types, puis il ouvrit nonchalamment sa veste de costume pour montrer qu'il n'était pas armé. Un des types le palpa vite mais bien, Sun étant alors autorisé à franchir la porte jaune qui donnait son nom au club.

Ils attendirent presque dix minutes, Eleanor ne disant pratiquement rien de tout ce temps. Bosch savait qu'elle craignait pour sa fille et que les questions qu'il posait la mettaient en colère, mais il avait besoin d'en savoir plus.

- Eleanor, dit-il, ne te mets pas en rogne, d'accord ? Permets seulement que je te dise ceci. L'élément de surprise joue en notre faveur. Pour les gens qui détiennent Maddie, je suis toujours à Los Angeles à décider si oui ou non je vais relâcher leur bonhomme. Ce qui fait que si Sun s'adresse à une triade pour me procurer ce flingue, il pourrait être obligé de dire à qui cette arme est destinée et à quoi elle pourrait servir, tu ne crois pas ? Et alors le type qui a le flingue pourrait faire volte-face et rencarder ses copains des triades de l'autre côté du port à Kowloon. Du genre : « A propos, devinez un peu qui débarque en ville... Même qu'il va passer vous voir. »

- Non, Harry, fit-elle d'un ton dédaigneux. Ce n'est pas comme ça que ça marche.

- Bien, mais alors comment ça marche ?

- Je te l'ai dit. Sun est en train de leur rappeler qu'ils lui doivent un service. C'est tout. Il n'a pas à les renseigner parce que le type qui a le flingue lui est redevable de quelque chose. C'est comme ça que ça marche. Tu comprends ?

Bosch regardait fixement l'entrée du club. Il n'y avait toujours pas signe de Sun.

- OK, dit-il.

Cinq autres minutes s'écoulant dans le silence, Bosch vit enfin Sun ressortir par la porte jaune. Mais au lieu de revenir vers la voiture, il traversa la rue et entra dans la boutique de nouilles.

Bosch essaya de le suivre derrière les vitres de l'échoppe, mais le reflet du néon extérieur était trop fort et Sun disparut à sa vue.

- C'est quoi, ça ? Il achète de la bouffe ?

- J'en doute, répondit-elle. C'est probablement là qu'on l'a envoyé.

Bosch acquiesça d'un hochement de tête. On prenait ses précautions. Cinq minutes s'écoulèrent encore, et cette fois, lorsqu'il ressortit de la boutique, Sun tenait un emballage à emporter fermé hermétiquement par deux élastiques. Il gardait le paquet bien à plat comme s'il ne voulait pas déséquilibrer le plat de nouilles à l'intérieur. Il arriva à la voiture et monta dedans. Et, sans un mot, il tendit l'emballage à Bosch par-dessus le dossier de son siège.

Bosch baissa l'emballage près du sol, ôta les élastiques et l'ouvrit tandis que Sun déboîtait du trottoir. Le carton contenait un pistolet de taille moyenne en acier bleu. Et rien d'autre. Ni chargeur supplémentaire, ni munitions de rab. Rien que l'arme et ce qu'il y avait dedans.

Bosch laissa tomber l'emballage par terre et prit le pistolet dans sa main gauche. Il n'y avait ni marques ni nom de fabricant sur l'acier. Rien que les numéros de modèle et de série, mais l'étoile à cinq branches estampée sur la poignée lui dit qu'il s'agissait d'un Black Star fabriqué par l'État chinois. Il en avait vu de temps à autre à Los Angeles. Produits à des dizaines de milliers d'exemplaires pour l'armée chinoise, de plus en plus étaient volés et traversaient le Pacifique en contrebande. Une bonne quantité restait évidemment en Chine et passait clandestinement à Hong Kong.

Bosch tint l'arme entre ses jambes et éjecta le chargeur en quinconce. Il comportait quinze balles Parabellum de 9 mm. Il les sortit et les déposa dans un porte-gobelet installé dans l'accoudoir. Puis il éjecta la seizième de la chambre et la déposa elle aussi avec les autres.

Il regarda la mire pour ajuster son tir. Jeta un coup d'œil dans la chambre pour voir s'il s'y trouvait la moindre trace de rouille et passa ensuite à l'examen du percuteur et de l'extracteur. Il vérifia plusieurs fois l'action et la détente. L'arme semblait fonctionner correctement. Il étudia ensuite chaque balle avant de la remettre dans le chargeur, pour voir s'il y avait des traces de corrosion ou tout autre chose qui aurait pu indiquer que ces munitions étaient vieilles ou douteuses. Et ne trouva rien.

Il remit le chargeur fermement en place et fit passer la première balle dans la chambre. Après quoi il éjecta de nouveau le chargeur, glissa la dernière balle dans l'ouverture et une fois encore remonta l'arme. Il disposait de seize projectiles, rien de plus.

- Satisfait ? lui demanda Eleanor du siège avant.

Bosch leva les yeux de dessus l'arme et s'aperçut qu'ils avaient pris la descente du Cross Harbor Tunnel qui les conduirait droit à Kowloon.

- Pas tout à fait. Je n'aime pas avoir une arme avec laquelle je n'ai jamais fait feu. Pour ce que j'en sais, il se pourrait que le percuteur ait été limé et qu'il ne donne rien quand j'en aurai besoin.

- Ça, on ne peut rien y faire. Il va falloir faire confiance à Sun Yee.

La circulation du dimanche matin était fluide dans le tunnel à deux voies. Bosch attendit qu'ils aient dépassé le point le plus bas qui se trouvait au milieu et qu'ils commencent à remonter vers Kowloon. Il avait entendu plusieurs pétarades de taxis. Il enroula vite la couverture de sa fille autour de son arme et de sa main gauche. Puis il posa l'oreiller par-dessus et se retourna pour regarder par la lunette arrière. Il n'y avait pas de voitures en vue derrière eux, aucune de celles qui les suivaient n'ayant encore atteint le point médian du tunnel.

- Et d'abord, à qui appartient cette voiture ? demanda-t-il. - Au casino, répondit Eleanor. Je l'ai empruntée. Pourquoi ? Il baissa la vitre. Leva l'oreiller et enfonça la gueule de l'arme

dans le rembourrage. Et tira deux fois, selon la procédure habituelle pour vérifier le bon fonctionnement de l'arme. Les balles ricochèrent sur les murs carrelés du tunnel.

Même avec le capiton, les deux détonations résonnèrent fort dans la voiture, qui dévia légèrement de sa course lorsque Sun se retourna pour le regarder. Eleanor, elle, se mit à crier :

- Mais qu'est-ce que tu fous, bordel ?

Bosch laissa tomber l'oreiller sur le plancher de la Mercedes et remonta sa vitre. L'habitacle sentait la poudre brûlée, mais le silence y était revenu. Bosch enleva la couverture et vérifia l'arme. Elle avait fait feu sans la moindre difficulté. Il lui restait quatorze balles, il était prêt à y aller.

- Je devais m'assurer que ça fonctionnait comme il faut, dit-il. Ne jamais porter d'arme à moins d'en être sûr.

- Tu es fou ? Tu pourrais nous faire arrêter avant même qu'on ait la possibilité de faire quoi que ce

soit !

- Baisse un peu le ton et si Sun Yee reste bien dans sa file, on devrait y arriver.

Il se pencha en avant et glissa l'arme dans sa ceinture, au creux de son dos. Le canon lui chauffa la peau. Droit devant il vit la lumière au bout du tunnel. Ils seraient à Kowloon dans peu de temps.

Ce n'était pas trop tôt.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les neuf dragons
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